Ombrage aux Lumières

Ne vivons-nous pas un peu trop dans l’urgence? Nos journées s’enfilent les unes après les autres, sans que nous prenions beaucoup de recul sur ce qui se passe. Pourtant, c’est d’abord au quotidien que se joue notre existence, où notre vie prend tout son sens. Il résulte de cette course que, plus ou moins consciemment, notre capital de temps se dilapide et que nous risquons de passer à côté de notre propre vie, un peu par paresse, avouons-le. Et pourtant, ce temps nous est si précieux.

D’ailleurs, notre rapport au temps qui est devenu plus fugace et moins structuré est paradoxalement plus contraignant. Que s’est-il passé? Les grands dessins, les grands projets ou les grandes idées bonnes pour les générations futures n’ont plus cours. Cette situation évoquée par Zaki Laïdi . a fait en sorte qu’à ses yeux l’édifice conceptuel, philosophique et culturel construit depuis deux siècles et qui a pour nom les Lumières, se serait définitivement effondré. En voici les trois principes, tel qu’il les relate :

Le premier est celui de la maitrise du destin de l’Homme par la Raison. La Raison, c’est le pouvoir de lier et de délier les faits, de ne pas accepter les vérités révélées. « Aie le courage de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières », disait Kant.

Le second est celui du dépassement, de l’arrachement à sa condition d’origine pour se transcender, se dépasser et atteindre l’universel. La philosophie des Lumières participe ici au processus décisif de laïcisation de la transcendance.

Le troisième, enfin, consiste à croire et à penser que l’Histoire a un sens, que l’Histoire est orientée, renforçant ainsi l’idée que les hommes ont prise sur les événements qu’ils vivent et qu’ils peuvent les orienter en fonction de leurs objectifs et de leurs finalités. [Koselleck 1990]

Heureusement l’auteur poursuit en disant que « le rationalisme demeure une source d’inspiration et de comportement dans les sociétés modernes. » et qu’il y voit « l’un des fondements de la démocratie ». Il y a là des assises importantes en lien direct avec cet ouvrage, dont notre pouvoir créatif conscient et notre participation active à la société démocratique.

Ma conviction est que nous avons et aurons toujours le pouvoir de créer notre futur. Seulement, la vie étant plus complexe, les écueils sont plus nombreux, les repères sont plus flous et les chemins déjà empruntés avec succès doivent être remis en question plus rapidement qu’auparavant. Malgré cela, cette complexité vient avec l’émergence de nouvelles technologies génératrices d’outils sophistiqués mis à notre disposition. Nos possibilités de maîtriser notre destin n’ont pas diminué, bien au contraire.

À la base, il est essentiel d’identifier les repères qui nous sont propres et de les compléter au besoin. Avoir une structure unique, si imparfaite soit-elle, est plus que nécessaire. Se doter de repères structurés est une façon incontournable de contrer les effets insidieux de la complexité qui nous entoure et d’en tirer avantage. La situation idéale vers laquelle tendre est que chacune de nos décisions tienne compte de l’ensemble de l’œuvre, ce qui signifie que nous vivions en pleine conscience.

La question est de savoir comment faire. Quels sont les bons outils et de quelle façon doit-on les utiliser? Vu l’abondance, arriver à un choix qui soit adéquat pour nous requiert un exercice de discernement. Plus encore, il ne s’agit pas que de choisir, car il y a aussi plus de place que jamais pour l’innovation et la personnalisation de nos façons de faire. Et lorsqu’il s’agit de notre rapport au temps, là où se joue notre destin, nous avons besoin de lieux technologiques où s’inscrivent nos espaces de vie, endroits où aller pour donner du sens à nos activités en lien avec les événements de notre vie.

Et n’oublions pas que, par-dessus tout, la gestion du temps est d’abord un état d’esprit.

Par ailleurs, il fut une époque pas si lointaine où démarrer une start-up requerrait généralement un minimum de plusieurs millions de dollars. Or, les nouveaux outils de production aidant, l’élan de l’Homme à vouloir se réaliser est plus susceptible d’être couronné de succès, même à plus petite échelle. Il est devenu possible de changer le monde en débutant avec un petit capital de quelques centaines, voire de dizaines de milliers de dollars. L’idée est que non seulement les technologies existent, mais aussi qu’elles sont accessibles. Cet état de fait contribue carrément à l’élargissement de la démocratie.

Bref, que la vie moderne ait quelque peu hypothéqué l’héritage que nous ont laissé les philosophes des Lumières, a sans doute du vrai. Bien sûr que nous n’arrivons plus aussi facilement, par un exercice de raison et de volonté, à nous transcender et à donner un sens à notre histoire. Notre besoin de le faire n’en demeure pas moins immense. Et parce que déterminés à atteindre le bonheur, ne sommes-nous pas condamnés à tenter par tous les moyens de se créer un bel avenir?