Engorgement, temps requis et disponibilité
La question du trop-plein d’information que nous venons d’aborder s’apparente très bien à celle de l’engorgement de notre agenda. Nos désirs et nos besoins sont illimités. Nous voulons plaire, être appréciés. Et il y a le travail qui impose son rythme. Au beau milieu de tout cela flottent quelques clichés tel que « oh, faire ce truc est facile, t’as qu’à… ». Un leurre qui laisse entendre que le truc en question se fait instantanément. À y regarder de près, la réalité est que les quinze minutes s’additionnent et finissent par faire beaucoup de temps. Et combien de fois nous voyons nous répondre « … je devrais avoir le temps de te faire ça ». Bien entendu, l’intention de plaire, de performer ou de simplement rendre service est toujours louable, mais…
Lorsque l’humain était au champ, il savait que labourer son lopin de terre prenait une semaine. Il savait que tuer le cochon, si on commençait mardi, ne serait pas tout dépecé avant jeudi. Les premières gelées sont prévues pour le début d’octobre, si on débute les labours cette semaine, nous aurons terminé à temps, etc. La granularité du temps était de l’ordre de la demi-journée, de l’heure tout au plus. Sans électricité, il faisait jour le jour et noir le soir. Non seulement nous en sommes rendus à la minute, mais en plus, nos repères font largement défaut. Nous ne disposons plus d’un long héritage de connaissances nous permettant de statuer sur le temps que ça prend. De nos jours, on dit que ce qui distingue un projet qui est mal géré d’un projet qui est bien géré est le fait que le premier prend trois fois plus de temps alors que le second ne prend que deux fois plus ! Il est reconnu que l’estimation des temps requis est un exercice difficile. N’empêche que l’enjeu est important. La réussite implique une part de réalisme, lequel à son tour passe par l’affinement de la conscience que nous avons du temps requis.
Ce qui irrite est cette distorsion entre l’impression qu’on peut faire mille trucs et la réalité du 24 heures dans une journée. Il faut être prudent avec la tentation de recourir à une application informatique pour consigner la liste des choses à faire. La pile a plutôt tendance à augmenter qu’à diminuer. Voir tous nos désirs et devoirs énumérés peut décourager si cela ne sert qu’à nous démontrer que nous n’y arriverons pas. Loin d’aider, cela risque de conduire à la déprime et au surmenage. Ce n’est pas parce que nous avons consigné tous ces trucs à faire à l’agenda que nous aurons le temps de les faire. Soyons honnête, nous ne viendrons jamais à bout de cette liste, heureusement, cela signifierait aussi que nous aurions épuisé tous nos désirs ! On dit qu’en Toscane, lorsqu’il s’agit de décoration intérieure, les italiens se demandent ce qui pourrait bien être enlevé pour que l’ensemble soit plus esthétique. Que peut-on retirer de notre emploi du temps pour qu’il nous rende plus heureux ?
La notion d’engorgement est en lien direct avec la peur de souffrir du manque. Ne pas avoir assez de temps n’est-il pas la même chose que de ne pas en faire suffisamment. D’ailleurs, cela concerne aussi bien l’argent que le temps. Craindre de manquer de l’un ou de l’autre est assurément l’une des grandes sources d’anxiété et de stress chez les humains. Ou plus justement, la crainte de les mal utiliser. Sommes-nous conscients de ce dont nous avons vraiment besoin . Sommes-nous conscients de l’importance qui leur revient versus celle que nous leur apportons et de la quantité réellement requise . Au Dalaï-Lama à qui on demandait ce qui le surprenait le plus dans l’humanité, il répondit :
Être conscient de ce dont nous disposons va de pair avec être conscient de nos besoins. Notre vie a eu un début et aura une fin. L’année débute le premier janvier et se termine le 31 décembre. La semaine débute le dimanche et se termine le samedi. La journée au levé, … ainsi de suite, le temps se morcelle jusqu’au temps dont nous disposons pour vivre ce moment, qui est pour moi de vous écrire et pour vous de me lire. Chaque bloc de temps a une durée limitée, parfois variable parfois fixe. Devez-vous interrompre votre lecture pour vaquer à d’autres occupations . Il vous reste combien de temps libre cette semaine . Ou, plus important, avez-vous pris plus d’engagements que vous ne le pouviez . Allez-vous arriver . Pour ma part, il m’est très utile de connaître le temps dont je dispose. Savoir que j’ai une marge de manœuvre contribue efficacement à diminuer mon stress et favoriser ma créativité.
À un certain moment de la création de l’application MeoTempo, j’ai dû choisir entre la mesure du temps programmé versus celui du temps disponible, entre afficher le plein et afficher le vide, entre voir les contraintes et voir la marge de liberté. J’ai opté pour le second choix. [ guide : takeAStepBack.section_5.TITLE] Le contraire eut été d’afficher le nombre d’heures totalisant l’ensemble de ma liste-des-choses-à-faire. Je n’ai pas retenu cette dernière option pour des raisons immensément profondes. Je suis mortel et mon temps est précieux. De savoir qu’il me reste quelques heures de disponibles dans ma semaine m’est infiniment plus utile et agréable que de savoir le nombre d’heures requis pour venir à bout de la liste. Le premier est intimement lié à ma réalité humaine et respectueux alors que le second est illimité, plein de superflu et sujets à d’innombrables pressions externes et internes.
En somme, vivre pleinement, consciemment, impose une certaine vigilance quant au temps requis pour combler nos besoins et au temps dont nous disposons. Un agenda engorgé consume beaucoup d’énergie inutile, rogne sur notre efficacité et est préjudiciable à … notre bonheur.
[ guide : takeAStepBack.section_4.TITLE]